cd ~/life && git log | head
Le gras a été gentiment rajouté par une amie.
C'est une histoire que je raconte parfois, au coin d'une table, mais que je n'ai jamais eu le courage de mettre par écrit, je profite d'un instant de motivation parce que je pense qu'en ce moment difficile pour nos actions politiques il est important de partager nos histoires et les récits de réussites. Nous manquons d'ailleurs cruellement d'histoire de nos luttes dans nos communautés.
Cela remonte à l'année 2010, le gouvernement français venait de faire passer la loi Hadopi malgré tous ses déboires et j'avais regardé l'ensemble des débats à l'Assemblée nationale, j'étais particulièrement remonté avec l'envie de faire quelque chose et je venais à la fois de rejoindre la Quadrature du Net depuis 6 mois et de co-fonder la Nurpa dans la même période.
À ce moment là, 4 eurodéputé·e·s venaient de lancer la déclaration écrite numéro 12 qui disait grosso merdo "si la Commission européenne de rend pas publique le texte d'ACTA, le Parlement européen votera contre". Une déclaration écrite est un texte, qui, s'il est signé par la moitié des eurodéputé·e·s en moins de 6 mois, devient une prise de position officielle du Parlement européen (sans pour autant être contraignante).
Le problème c'est que signer ce texte ne peut se faire que de 2 manières : soit dans une salle obscure au fin fond du Parlement européen que personne ne connait, soit avant d'entrer en séance plénière, un moment où les Europudé·e·s ont franchement beaucoup d'autres choses en tête que d'aller signer un papier et bien entendu les planières n'ont lieu que quelques jours une fois par mois.
Pour précision, une déclaration écrite est également quelque chose de fort facile à proposer et par son côté non contraignant elle ne représente pas beaucoup d'enjeux. On a donc le droit à toute une série de déclarations écrites farfelues et sans grand intérêt généralement proposé par des eurodéputé·e·s cherchant un moyen de montrer aux personnes les ayant élues qu'elles ont foutu quelque chose sur un sujet quelconque. À l'époque nous avions trouvé, entre autre, une déclaration écrite proposant une journée internationale de la glace à Italienne artisanale et une autre demandant la déclassification de documents sur les OVNIs.
Mais le sujet était important, nous venions de découvrir ACTA, c'était une horreur et il fallait absolument se battre contre ce désastre annoncé, la Quadrature du Net décida donc de soutenir cette déclaration écrite.
Février 2010, branle-bas de combat, un certain moustachu m'informant via IRC (hé oui) de la situation et me disant basiquement « ça serait bien si tu pouvais trouver quelques personnes et qu'on se rejoigne au Parlement, on a un truc important à faire signer aux Europdéputé·e·s contre ACTA ». Pas tout à fait sûr de vraiment comprendre de quoi il s'agissait, mais ayant pressenti l'importance de l'événement, je me ramenai avec 4-5 personnes - à l'agréable surprise dudit moustachu - ce fut alors le début de la bataille.
Une bataille épuisante qui dura plus de 6 mois à raison de une à deux visites au Parlement par mois. Notre action était simple : aller frapper à la porte des bureaux de tous les députés pour les convaincre de signer la déclaration écrite en leur expliquant à quel point c'était important et espérer qu'ils aillent signer, coller des affiches et distribuer mollement des tracts avant la plénière. Bien souvent nous n'avions à faire qu'aux assistants, les députés étant occupé à d'autres choses, quand ce n'était pas un bureau vide. Ce fut l'occasion pour notre petit groupe (à l'exception du moustachu) de découvrir les rouages de l'advocatie de terrain, les lobbyistes ayant leur propre catégorie de badge au Parlement européen (que nous refusions, nous étions des citoyens, pas des lobbyistes) et les désillusions face aux arguments les plus efficaces ... (« ton chef a signé et a dit de signer alors signe » « tous tes potes ont signé sauf toi » « ton adversaire a signé, si tu le fais pas tu vas passer pour un loser » « roh mais dites les verts, l'ALDE a plus signé que vous ! » mais dit dans leur langue, brefle, la cours de récré).
Je n'irai au Parlement que deux ou trois fois, cette activité étant bien trop stressante pour moi (merci les anxiétés sociales), je me retrouvais bien rapidement à m'occuper de quelque chose de fort important mais plus discret : maintenir la liste de qui avait signé (en plus de trouver des bénévoles et de faire de la coordination). Une tâche bien moins simple que prévu merci l'incompétence techniquement du Parlement européen : il a plus de 700 eurodéputé·e·s, certain·e·s partaient, certain·e·s venaient, les documents de qui avait signé changeaient tout le temps de forme et les députés parfois de nom (en vrai c'était l'époque où le Parlement avait mal inscrit certains noms peu communs en Belgique notamment au niveau des accents) et le terme « opendata » commençait juste à apparaitre. Brefle, un travail pénible, ingrat et peut visible, mais au moins on a pu faire des jolis graphiques (mh ... en matplotlib) qui plaisiaient beaucoup aux journalistes et qui étaient utilisés comme argumentaires auprès de certain·e·s eurodéputé·e·s.
La route fut difficile, nous n'obtenions que peu de signatures au début, ayant préféré viser la droite en premier dans l'espoir que ça ne finisse pas comme "un texte à gauche" que la droite refuserait de signer, les progrès étaient lents et démotivants et le public était totalement désintéressé par cette procédure peu connue, sur un sujet pas encore très en vogue (pas grand monde avait entendu parler de ACTA ou saisit son importance). Ainsi, nos appels répétés à appeler les eurodéputé·e·s restèrent sans grand résultats, ou pire vu la plénière d'avril où nous n’obtiendrons que 27 signatures . Combiné aux 62 et 57 signatures précédentes, cela nous amenait à 146 signatures : très très loin des 369 dont nous avions besoin alors qu'il ne nous restait que 4 plénières. Le moral était au plus bas et les dramas présents.
Ce fut également une période intéressante au niveau de l'invention d'outils d'activisme : à partir des données de qui avait signé (que j'avais extrait de memopol qui à l'époque était une collection de 28 scripts perls écrivant des pages mediawiki et pas le projet qui existe aujourd'hui) nous nous mimes à concevoir des listes papier des eurodéputé·e·s que nous prenions avec nous au parlement européen avec des cases à remplir pour ensuite nous les échanger. Dans le désespoir de l'action « j'inventais » les pads avec la liste de toutes les informations des député·e·s à appeler et des champs à remplir en dessous avec les réponses obtenues (à l'époque le piphone n'existait même au pas au stade d'idée, mais en est une des inspirations) et j'invitais absolument tout le monde à aller dessus, ce fut très ironiquement aussi le moment où nous réalisions que les pads étaient limités par défaut à 14 connections simultanées. Ce fut aussi l'époque où j'ouvris le compte twitter @UnGarage avec le moustachu.
Les plénières suivantes ne furent gère mieux : 39, 34 et 34 signatures soit 253 signatures au total, il nous en manquait 116 pour la dernière plénière, cela nous semblait totalement impossible. Coïncidence heureuse : cette dernière plénière de juillet eu lieu pile pendant les RMLLs 2010 de Bordeaux. La pression était à son comble, nous étions épuisé·e·s et déjà fort occupé·e·s, l'idée était de lancer une scéance d'appels au Parlement avec des téléphones SIP mais rien ne marchait. Après 2-3 jours d’engueulades et de tensions intenses (je me rappelle avoir vue Benjamin consoler une permanente en larmes), nous finîmes par occuper un local et mettre en commun tous les téléphones des gens voulant bien nous les prêter (avec la promesse de remboursement des factures) et à faire un atelier d'appels au eurodéputé·e·s. Ce fut alors l'instant magique de synergie où plein de participant·e·s des RMLLs se sont mis·es à appeler les eurodéputé·e·s à la chaîne. Je me rappelle d'un présentateur radio qui avait particulièrement marqué la salle : après avoir appelé impeccablement bien tou·te·s les Français·es et les Belges, nous découvrîmes qu'il était bilingue lorsqu'il se mit à faire pareil avec tou·te·s Bulgare en bulgare. De son côté, le moustachu qui était lui au Parlement Européen n'était pas en reste et les 4 Europdéputé·e·s à l'origine de la déclaration non plus. Le résultat fut au rendez-vous : nos obtînmes 100 signatures, ce n'était pas les 116 qu'il nous fallait, mais c'était assez pour pouvoir demander une rallonge à la plénière suivante, qui fut obtenue, et nous savions que les 16 signatures manquantes étaient une formalité (et nous les obtînmes par la suite). Nous avions gagné.
Les conséquences de cet événement furent également intéressantes : cette victoire nous avait coûté cher matériellement (tout le budget "actions européennes" de la Quadrature y était passé et nous étions à la moitié de l'année) et humainement et le résultat moyennement intéressant : une déclaration écrite, soit une prise de position officielle mais non contraignante du Parlement Européen. Les effets de bord l'ont été bien plus cependant : les personnes que j'avais embarqué dans l'histoire se sont forcement beaucoup politisées (Bouska par exemple se présentera quelques années plus tard en tant que député pour les Français à l'étranger du Benelux et foutu le bordel sur la question des votes sur Internet), ce fut également une des premières actions politiques de la toute jeune Nurpa qui en a beaucoup grandi et on retrouve également l'influence de cette période dans une partie du tooling de la Quadrature (memopol, piphone) comme dans une partie des méthodes d'actions qui furent et sont encore parfois utilisées.
J'étais personnellement épuisé et ce fut l'un des plus grand soulagement de ma vie mais aussi l'arrivé d'une réalisation : je n'avais de loin pas du tout tout fait tout seul, c'était un travail de groupe avant tout mais j'y avais eu un des rôles centraux et je ne sais pas si ça se serait fait sans moi vu à quel point la victoire avait été difficile à obtenir. J'avais 22 ans et j'avais eu un rôle central dans un groupe qui avait obtenu une prise de position publique du Parlement Européen, c'était possible.